POUR UNE JUSTICE EUROPEENNE
Nos structures et procédures judiciaires ont été pensées au 19è siècle. Aujourd'hui, avocats et magistrats se pavanent dans des costumes issus d'une époque révolue et consultent des textes surannés. Dans les antiques palais de Thémis, les boisselleries craquent, les portes grincent, les dossiers prennent la poussière.
Dame Justice a pris un sérieux coup de vieux.
Le poste "Justice" est souvent le parent pauvre de a politique budgétaire. Elle manque de moyens humains et matériels.
Dame Justice est indigente. et elle quémande.
Utiliser les services de la Justice coûte cher. La plupart des procédures, soit sont payantes, soit nécessitent des avances, soit exigent l'engagement d'un avocat - même si vous possédez les compétences suffisantes pour vous en passer; en ce cas, vous n'achetez pas un travail ou un savoir, vous payez l'usage d'un titre ou d'un privilège.
Dame Justice est avide d'or et d'honneurs.
A tel point, que si vous vous payez le luxe d'avoir un riche adversaire, il pourra vous ruiner en faisant traîner la procédure durant des lustres. Ici, le vainqueur n'est pas le plus juste, mais le plus endurant, c'est-à-dire celui qui à les reins les plus solides.
Les briques font souvent pencher la balance de Dame Justice du mauvais côté...
Le sacro-saint secret de l'instruction est souvent bafoué. Dans presque toutes les affaires importantes, les actions et déclarations des différentes parties s'étalent à la une des journaux dès les premiers jours du procès, alors que le secret devrait être maintenu jusqu'au rendu du jugement. D'un côté, les juges, les membres du Parquet et les instructeurs sont strictement soumis au secret. Mais, de l'autre côté, les plaignants, les témoins et les prévenus échappent à cette obligation. Or, ces derniers ont parfois intérêt à divulguer des éléments de l'enquête en cours.
Dame Justice est incontinente.
De surcroît, le simple fait de citer une perquisition, une mise en examen ou un autre acte de procédure s'il ne viole pas le secret de l'instruction, suffit à jeter la suspicion et le discrédit sur un innocent. Les journalistes feront bien sûr mine de rendre une information objective, factuelle, mais ils suggéreront presque toujours des sous-entendus, voire verseront leur fiel dans le texte. La rumeur publique, en distordant la réalité, achèvera le travail. Même si le prévenu est ensuite acquitté, sa réputation demeurera flétrie. Comme chacun sait, il est beaucoup plus aisé de nuire à la notoriété de quelqu'un que de récuser des accusations non fondées.
Dame Justice est une vieille commère.
Nombre de dossiers sont classés sans suite, par manque de moyens, faute de volonté ou sur "ordre", tantôt pour nuire à leurs adversaires, tantôt pour avertir quelque "grand ponte" qui, ainsi alertés par les médias, détruiront prestement les documents compromettants, voire les individus gênants.
Dame Justice est amnésique.
En revanche, certains avocats profitent du secret professionnel pour camoufler des manœuvres douteuses.
Dame Justice protège les malhonnêtes gens.
Si bien que certains néfastes personnages, qui ont la prudence de se limiter à des délits mineurs (mais multiples) échappent aux poursuites tant que l'on a pas pu prouver que l'ensemble de leurs petits délits recouvrent un grande machination.
Dame Justice est myope.
La corruption se camoufle souvent sous des airs louables : oeuvre de charité, travaux pour le "bien public", etc. Aussi, comment la débusquer ?
Dame Justice est crédule.
Si bien que les fraudeurs qui se font prendre, le sont la plupart du temps pour des faits connexes : abus de bien sociaux, faux en écriture, abus de confiance... faits pour lesquels ils encourent des peines moins lourdes qu'ils ne le méritent.... Le plus souvent, le coupable est découvert "par un malencontreux hasard" lors d'une enquête connexe. C'est de cette façon que la plupart des affaires de corruption soulevées durant ces dernières années ont commencées. Que ne découvrirait-on pas en cherchant de manière méthodique ?
Dame Justice a la guigne.
Quand il s'agit de combattre des organisations maffieuses, les magistrats se trouvent très démunis. La plupart des magistrats maîtrisent mal les techniques financières. De fait, les juges et procureurs sont des généralistes, leurs connaissances perdent en profondeur ce qu'elles acquièrent en étendue. Or, ils affrontent fréquemment des organisations maffieuses qui disposent des moyens nécessaires pour entretenir des bureaux de spécialistes en finances et droit international.
Dame Justice n'est plus à la page.
Les enquêtes internationales sont extrêmement lentes : il faut plusieurs mois pour qu'un dossier soit transmis d'un pays à l'autre, mais il suffit d'un bon ordinateur et de quelques heures pour qu'une banque crée plusieurs sociétés écrans à Panama, Jersey, ou autres "paradis fiscaux", afin de blanchir de l'argent sale.
Dame Justice lambine.
Voilà donc une bien vilaine mégère dont presque tous les citoyens ont eu à se plaindre.
Quelle thérapie pour themis ?
Cherchons donc des remèdes idoines aux maux qui frappent la Justice européenne.
D'aucuns évoquent lindépendance de la Justice en rappelant les principes de MONTESQUIEU. Mais en fait, il ne s'agit que d'une distinction conceptuelle. Dans la pratique, les trois pouvoirs sont trois façons d'agir du pouvoir public, qui, lui, est indivisible. De surcroît, le judiciaire interagit avec l'exécutif et le législatif dans la mesure où il exécute des Lois en jugeant et crée du droit en faisant jurisprudence.
Que le magistrat demeure indépendant dans ses actions est une autre affaire. La Justice, vertu froide et abstraite, devrait oeuvrer en dehors des passions et des intérêts humains. Ce qui nous amène à la nomination et à la formation des magistrats.
Afin d'éviter des nominations politiciennes, des représentants de l'Etat belge ont proposé la création d'un "Haut conseil de la Magistrature" qui se chargerait de l'engagement et de la promotion des magistrats sur base de données objectives... Il est vrai qu'en France ce Haut conseil est totalement indépendant... Mais qui composerait ce "Haut conseil"..? Des magistrats, des politiques et des professeurs de droit dont beaucoup ont eux-mêmes profités de "passe-droit". .. Dans un pays où chacun porte une étiquette "rouge", "vert" ou "bleu", il semble vain de créer une institution "impartiale". Peut-on espérer une "Opération mains propres" dans un pays où même les juges ont une couleur politique. Bien sûr, ils se défendront en invoquant leur "devoir d'ingratitude" envers ceux qui les ont nommés. Néanmoins, la situation demeure malsaine.
Outre l'aspect politicien du recrutement, n'oublions pas son aspect sociologique. La majorité des magistrats sont issus de la grosse bourgeoisie et ils en colportent les valeurs : respect de l'ordre établi, de l'autorité, de la propriété, de la religion ou de la morale... Et les professions juridiques sont marquées par un certain népotisme. Combien de familles d'avocats et de magistrats ne se réunissent-elles pas dans les palais de justice ?
La réforme de la Justice doit se
faire à la dimension de lEurope.
D'autres voix se sont élevées en Belgique pour réclamer la création d'une "Ecole centrale de la Magistrature" comme il en existe en France et ailleurs. Une fois de plus, les esprits éclairés s'enferment dans une logique strictement nationale. Pourquoi pas une "Ecole européenne de la Magistrature" ? D'autant plus que les futurs juges et procureurs seront appelés dans l'avenir à combattre ensemble des organisations internationales. Si la corruption n'a pas de frontière, pourquoi la Justice en aurait-elle ?
Evidemment, cela supposerait un droit, des procédures et une organisation administrative européenne, identiques pour tous les pays membres, et donc des Codes de Loi européens.
Impossible ? Mais croyez-vous que les codificateurs de Justinien et Napoléon affrontaient une tâche facile ? Nous vivons dans une société trop complexe ? Heureusement, nos moyens techniques se sont développés aussi vite que notre société s'est compliquée : les juristes du 19è siècle maniaient la plume et les lourds volumes reliés, aujourd'hui nous sommes à l'ère de l'informatique. Les malfrats, eux, l'ont compris.
Trop souvent, le juge, un généraliste, est désarmé devant des dossiers très techniques, comme ceux de fraudes fiscales. Il faudrait que les magistrats, à l'image des médecins, se spécialisassent dans tel ou tel domaine domaines particuliers (comptabilité, droit fiscal, droit international...) et que l'on formât des équipes pluridisciplinaires disposant d'un matériel aussi sophistiqué que celui des organisations qu'ils combattent.
Au niveau local, il faudrait instaurer des tribunaux "de police" ou "de proximité" afin d'une part de décharger les instances classiques de nombres de petits dossiers et d'autre part d'assurer une application immédiate des sanctions. Il s'agit souvent de délits mineurs, ceux qui concernent donc la vie quotidienne des citoyens, ceux qui entretiennent un "climat d'insécurité". Or, actuellement, celui qui est pris pour une agression ou un vol ne se voit sanctionner que deux ou trois ans plus tard. Entre-temps, nombre délinquants, particulièrement des mineurs, croient à leur impunité et donc commettent d'autres délits ou crimes. La majorité de ces jeunes s'assagit lorsque la première sanction intervient, mais que d'années gâchées dans l'intervalle...
Pour en finir avec
la corruption.
Quant à l'aspect corruption, du juge en particulier et du fonctionnaire en général, d'aucuns s'amusent à distinguer la "corruption active" (le fait de corrompre quelqu'un) de la "corruption passive" (le fait de se laisser corrompre). Dans le second cas nous invoquons la notion de coresponsabilité du corrompu.
La plupart des citoyens honnissent les corrupteurs, mais combien ne seraient pas convaincus de "fermer les yeux" par quelques paroles rassurantes, quelques raisonnements tordus qui l'assureront qu'au fond, leur aveuglement ou leur inaction ne fait de tort à personne, qu'au contraire il agissent d'une certaine manière pour le bien de la communauté ? Si nous reconnaissons là une gradation dans la faute, nous n'entrevoyons néanmoins qu'un seul remède à ce défaut de la nature humaine; la seule sanction qui puisse faire hésiter une âme faible et encline à se laisser suborner, nous semble, n'en déplaise aux ratiocineurs de la morale et autres "hallucinés des arrières-mondes" que j'entends déjà gémir - la mort civile, voire la mort effective.
PAS DE FRONTIERES POUR LES JUGES !
« Les sept magistrats qui ont lancé le 1er octobre à Genève cet appel aux législateurs de l'Union européenne ne sont pas des "utopistes" (...). Leur démarche est un aveu d'impuissance et un appel au sursaut. Corrompre est devenu aujourd'hui en Europe un Loto où l'on gagne le pactole neuf fois sur dix, en toute impunité.
Les trafiquants de drogue, les dirigeants de sectes, les mafias, les corrupteurs utilisent aujourd'hui les mêmes fiduciaires et empruntent des réseaux financiers communs s'appuyant sur le statut très particulier des paradis fiscaux.
Ils ont souvent les mêmes banquiers. Par la pente naturelle des choses, ils auront les mêmes objectifs : supprimer les obstacles juridiques ou humains qui s'opposent à leur logique. Ils rêvent d'une société où l'intérêt général s'arrêterait au profit de leur groupe, de leur entreprise ou de leur aventure personnelle. Dans de nombreux secteurs, la concurrence est devenue un jeu de dupes (...).
Les partis politiques ont utilisé et utilisent encore ces réseaux. Est-ce pour cela que la libre circulation des informations judiciaires en matière financière fait peur au législateur et à l'exécutif ? En se protégeant, il protège des trafics encore moins avouables. Pour combien de temps encore ?
L'absence de réactions de nos gouvernements et de nos Parlements aura des conséquences dramatiques. (...)
En moins de cinq ans, l'Europe vient d'assister à deux événements majeurs, deux réactions citoyennes : l'opération "Mains propres" en Italie et la "révolte blanche" qui secoue en ce moment la Belgique. Les hommes politiques italiens et belges, eux aussi ont cru longtemps que les mini-réformes, le pourrissement de la situation et l'enlisement des procédures préserveraient leur pouvoir. En quelque semaines, ils ont été emportés par un sursaut démocratique. Quel sera le prochain pays à se révolter pour que l'égalité devant la loi soit appliquée par ceux qui sont en charge de l'intérêt général ? (...)
Pourquoi les délinquants en col blanc échapperaient-ils à une exigence qui s'applique aux fabricants de fromage et aux
pêcheurs de thon ? Les propositions des juges sont simples. Elles peuvent être votées en six mois. Elles ne coûteront pas un centime au contribuable. Elle peuvent, en revanche, faire revenir dans les caisses du Trésor plusieurs dizaines de milliards égarés entre Vaduz et Monaco, Jersey ou Zurich (...) »
(« Le Monde », Paris, 1er novembre 1996)