LES HARCELEURS

JÜNGER nommait « Verfolger » (traqueur, persécuteur), les professionnels de la presse à scandale. Ces individus le poursuivirent jusqu’à la fin de sa vie, mais il ne leur accordait guère d’importance.

En 1983, les autorités allemandes organisèrent une réception pour lui remettre le prix Goethe. Les Verts vinrent alors vitupérer dans la rue contre l’écrivain, parce qu’il l’assimilait à une relique d’un passé honni. Alors que, JÜNGER s’était intéressé dès le début des Années 60 aux problèmes de l’écologie et que nombre d’anciens nationaux-révolutionnaires dont A. Paul WEBER, militaient dans les rangs des « Grünen ».

Le 6 juin 1994, le « DER SPIEGEL » publiait une lettre censée « prouver » que le « Merline » des « Journaux de guerre » n’était autre que CELINE. En réalité, il s’agissait d’un secret de polichinelle, éventé depuis fort longtemps. En effet, le nom de CELINE apparaissait déjà en toutes lettres dans la traduction française du « Journal de Guerre ». Son biographe, BANINE avait en effet traduit le surnom à l’insu de l’auteur. Furieux, CELINE intenta un procès en diffamation à JÜNGER. Notons que JÜNGER supprima les passages qui concernaient CELINE dans les éditions ultérieures. Nous ne savons s’il voulait effacer de son oeuvre le personnage, éviter un nouveau procès ou rendre son journal moins touffu comme lui demandait son éditeur.

Dans l’édition du 18 novembre 1993 de « DIE WOCHE », le journaliste Victor FARIAS, fort connu en Allemagne pour ses diatribes contre HEIDEGGER, accusait Ernst JÜNGER d’avoir écrit un article antisémite, dans les Années 30. Le folliculaire affirmait que JÜNGER ne s’était jamais départi de ses sympathies nazies et avait même souhaité le génocide des Juifs ! En réalité, il s’agissait d’un article que Ernst JÜNGER avait publié dans les « Suddeutschen Monats Heften » en 1930, dans le cadre d’un dossier qui traitait du problème de la judaïté. La plupart des autres rédacteurs étaient d’ailleurs juifs. De façon insidieuse, FARIAS n’avait pas précisé dans quelle revue ni dans quelles circonstances l’article de JÜNGER avait été publié, ce qui laissait le lecteur supposer qu’il s’agissait d’un périodique nazi ou antisémite. Dans sa contribution, JÜNGER se prononçait pour l’assimilation des Juifs d’Allemagne et concluait qu’ils devaient « être juifs en Allemagne ou ne pas être », formule qui, même interprétée avec beaucoup de mauvaise foi, ne signifiait aucunement qu’il désirait l’extermination des Juifs !

 

LES ORANGES DE YALTA

Les conjurés se rencontrent dans les environs d’Ulm, afin de préparer l’attentat du 20 juillet... 1948. Parmi les personnes présentes, WARLIMONT reconnaît ROMMEL, STAUFFENBERG, le général SPEIDEL, le Dr GOERDELER, ancien maire de Leipzig, un petit-fils MOLKTE, un petit-fils BISMARK, ...

« Et quel est ce personnage à frange, au sourire asiatique ? Voyons ; Ernst JÜNGER, l’écrivain ! WARLIMONT a aimé son roman « Sur les falaises de marbre », publié juste avant guerre - tout en s’étonnant que les autorités du Reich laissent paraître de telles choses. En haut lieu, on tient à rester en bons termes avec ce prestigieux combattant de 14-18. Simple commandant de réserve, mais auteur toujours admiré, JÜNGER apporte aux conjurés une caution  morale, à supposer qu’ils en aient besoin ».

Après la réunion, JÜNGER propose de raccompagner WARLIMONT.

« J’ai une voiture » propose Ernst JÜNGER. Une Hansa plus toute jeune. Epuisé lui aussi par cette discussion, il rentre à son logis, dans le Hanovre. Il offre de déposer WARLIMONT, non à Ulm, mais à la gare suivante. Pour la sécurité, ça vaux mieux.

«  - Vous croyez ?

- Un général de l’armée allemande, répond JÜNGER, cela se repère à cent mètres. Avec ou sans uniforme ».

Il a mis ses gants pour conduire. Il respire le calme. A tout hasard, WARLIMONT lui demande sa date de naissance. JÜNGER est son cadet d’un an ! On le sent pourtant lourd de sagesse.

« C’est certainement dû à la drogue, plaisante-t-il. J’ai fumé l’opium avec COCTEAU ».

Comme par un accord tacite, les deux hommes évitent de revenir sur le projet d’attentat. JÜNGER raconte des anecdotes de sa jeunesse, qui fut aventureuse. La Légion étrangère, à dix-sept ans. Mais son père était parvenu à le faire sortir de Sidi-Bel-Abbès, en plaidant la nullité de l’engagement, souscrit avant l’âge. Et peu après, la guerre mondiale ayant éclaté, le jeune Ernst avait dû combattre cette même armée française qu’il venait de quitter (1).

Ce qui ne l’a pas empêché, on le sait, de se couvrir de gloire. Comme GOERING et quelques autres, JÜNGER a reçu la décoration « Pour le mérite ». Il ne la porte plus que rarement.

« Sacrée Légion étrangère ! dit WARLIMONT. Nous avons exigé sa suppression, dans le traité de paix. Il n’y a plus que FRANCO a en avoir une.

- Je n’aime plus la guerre, enchaîne JÜNGER. Je n’aime plus l’obscurité germanique ».

Il écrit un grand roman solaire qui s’appellera Héliopolis. pourvu que SCHIKELGRUBER lui laisse le temps de le terminer.

« Nous avons été légers, quand même, dit WARLIMONT. Supposez que la Gestapo ait posé des micros chez ROMMEL. SCHIKELGRUBER ! Moi, je ne connaissais pas ce sobriquet, mais il est facile à percer, non ?

- Evidemment dit JÜNGER. Dans mon journal intime, j’en utilise un autre, KNIEBOLO.

- Très mignon. »

A cette heure, il n’y a plus personne sur les routes. On traverse une forêt. Parfois, sur le bas-côté, les yeux brillants de quelques petites bêtes captent la lumière des phares.

«  Connaissez-vous Eva BRAUN ? demande l’écrivain, inopinément.

- Je l’ai rencontrée une fois, au Berghof. KNIEBOLO la montre le moins possible.

- Est-ce la femme fatale qui le pousse au mal ?

- Plutôt une victime, à mon avis.. Elle mène une vie recluse., sans amies, avec cet homme déjà vieux. KNIEBOLO ne lui a accordé qu’une sortie, et encore, c’était avant la guerre. Elle a pu skier dans une station de sports d’hiver, et danser toutes les nuits avec de jeunes officiers. Elle était surveillée, bien sûr ».

JÜNGER paraît déçu.

« Maintenant, ajoute WARLIMONT, elle a un gosse à pouponner. Heureusement pour elle. »

Lui accordera-t-on une pension, après le meurtre de son époux ?

Ne parlons pas de ça. JÜNGER a passé une partie de la dernière guerre à Paris. Le général SPEIDEL l’avait pris sous sa protection, lui confiant la censure du courrier des militaires. C’était merveilleux, malgré les restrictions; presque chaque soir, il dînait avec des gens de lettres. Puis, il a combattu au nord du Caucase, dans l’armée qui allait à la rencontre des Turcs. A présent, sa grande passion, c’est l’étude des insectes, qui lui enseignent l’harmonie du monde.

« Figurez-vous, l’autre jour, près de chez moi, j’ai capturé un papillon magnifique dont je croyais l’espèce disparue d’Europe. Le grand Palamède bleu.

- Et vous l’avez mis dans votre collection ?

- Non, je l’ai relâché en espérant qu’il procréera ».

Les deux hommes attendent d’être arrivés en vue de la gare pour revenir au vrai sujet :

« Si nous étions japonais, observe WARLIMONT, le problème du sacrifice suprême ne se poserait pas. STAUFFENBERG n’aurait pas besoin de se forcer.

- Bien sûr, dit JÜNGER. C’est là qu’on voit la supériorité de l’Asie sur l’Europe. »

Il range sa voiture le long du trottoir. Une réclame pour le brandevin Scharlach scintille dans la nuit. Bien qu’hostile à l’alcool, KNIEBOLO n’a pas encore osé en privé ses compatriotes.

« Mourir, pour moi, ce n’est rien, remarque JÜNGER. J’ai déjà beaucoup vécu, et mon journal se trouve en lieu sûr. Mais cela m’ennuierait pour PERPETUA ».

C’est ainsi qu’il nomme sa femme dans ses oeuvres.

« Nous en sommes tous là » dit WARLIMONT. Puis, il ajoute un trait d’esprit qui fait sourire l’écrivain : « Et lux perpetua... »

 

Extrait de SAUDRAY (Nicolas), Les oranges de YALTA, Paris, Balland, 1992, p. 516 et 522-524

 

(1) Au contraire, JÜNGER n’aurait pas combattu l’armée allemande, s’il était resté membre de la légion étrangère. En effet, les autorités françaises décidèrent de laisser les volontaires allemands dans les dépôts africains, pour des raisons de sécurité évidentes. Ces hommes participèrent en revanche au débarquement à Gallipoli, puis aux opérations de l’armée d’Orient à Thessalonique. Sur ce front, ils combattaient surtout les alliés de l’Allemagne, les Turcs et les Bulgares.

 

Visite en allemagne

« Malgré l’indéniable influence que les écrits de jeunesse de JÜNGER ont exercée sur certains membres de l’intelligentsia nazie, il a été, du premier jusqu’au dernier jour, un opposant actif au nazisme, prouvant ainsi que les conceptions quelque peu désuètes de l’honneur, qui était de tradition dans l’armée prussienne, suffisaient amplement à nourrir la résistance individuelle ».

« Les journaux de guerre de JÜNGER constituent sans doute la meilleure preuve et la plus honnête des énormes difficultés auxquelles est exposé l’individu lorsqu’il veut maintenir entière sa représentation des valeurs morales et sa conception de la vérité dans un monde où la vérité et la morale ont perdu la possibilité même d’être perçues et identifiées ».

 

ARENDT (Hannah), Visite en allemagne, Rotbuch Verlag, 1993 (trad. de Besuch in Deutschland) Dans cet ouvrage, Hannah ARENDT narre son voyage en Allemagne d’août 1949 à mars 1950.

 

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